« Vingt et trois étrangers et nos frères pourtant » Il y a soixante-treize ans, le 21 février 1944, les nazis exécutaient au Mont-Valérien les héros de l’Affiche rouge.
» Dans quelques heures, je ne serai plus de ce monde. On va être fusillé cet après-midi à 15 heures (…). Tout est confus en moi et bien clair en même temps. » Missak Manouchian.}
« Les avis placardés sur les murs prenaient, dans l’ombre, un ton blême. C’était l’hiver et déjà, dans le pré-verdict d’une guerre qui commençait à basculer sur le front de l’Est où les armées nazies craquaient sous la pression de l’armée soviétique, la France, elle, assommée par les » couvre-feux » et la répression, commençait à ne plus être la même. Chaque jour plus efficace, l’armée des ombres occupait ce pays occupé et préparait, de l’intérieur, ce débarquement qui, tôt ou tard, viendrait. Dans Paris, la tête de guingois et les yeux parfois révulsés, les passants regardaient, placardée sur les murs, la propagande s’exhiber. Notamment une. Tristement célèbre, glauque. Surtout la nuit, plus sombre encore qu’à la lumière. Sombre à jamais. Mais symbolique pour toujours. On l’appelait » l’Affiche rouge » et elle s’appellera toujours ainsi.
Pour les générations d’après-guerre}}, ils furent un poème d’Aragon, puis une chanson, quand Ferré y mit une musique. Pour les contemporains de la guerre, ils furent d’abord dix visages sur une affiche qui disait dans toute la France à la fin février 1944 : » Des libérateurs ? La libération par l’armée du crime ! » Dix jeunes hommes inconnus que le propagandiste en chef s’appliquait à montrer étrangers, juifs surtout, mais aussi espagnol ou italien, arménien comme leur chef, Manouchian, poète à ses heures. Tous communistes. Les nazis, ici, en quelque sorte, ne mentaient pas : car la Résistance armée à Paris et dans la région parisienne, c’était eux, pas seulement eux, étrangers et Français s’y côtoyaient, avec leurs camarades, et formaient un tiers des effectifs des Francs-tireurs et partisans de la main-d’ouvre immigrée. Eux disparus, massacrés, les FTP-MOI étaient en partie démantelés.
L’Affiche rouge n’en présentait que dix, mais le » tribunal militaire allemand « , jugeant pour la première fois des francs-tireurs en audience publique, les 17 et 18 février 1944, en avait condamné à mort vingt-trois. Vingt-deux furent exécutés au Mont-Valérien, le 21 février. À 15 heures. La vingt-troisième était une femme, la Roumaine Olga Bancic, et parce qu’elle était une femme elle n’eut pas les » honneurs » de l’exécution avec ses camarades, indigne de mourir avec eux debout face à la mitraille des bourreaux. Envoyée à Stuttgart, » jugée « , elle fut décapitée à la hache le 10 mai – jour de son anniversaire. La veille, elle avait été de nouveau torturée.
» Je ne suis qu’un soldat qui meurt pour la France. Je vous demande beaucoup de courage comme j’en ai moi-même : ma main ne tremble pas, je sais pourquoi je meurs et j’en suis très fier » Celestino Alfonso.
Torturés, bien sûr, ils l’avaient tous été. Plusieurs mois durant. Et sur cette Affiche rouge, c’est aussi cela que des Français lisaient dans leurs traits ravagés. La haine exprimée, on la retrouve aussi dans les propos du colonel allemand qui présidaient la cour martiale. Il justifiait ainsi les condamnations : » De quels milieux ces terroristes sont-ils issus ? Dans la plupart des cas, ce sont des juifs ou des communistes qui sont à la tête de ces organisations (…). Leur but étant l’avènement du bolchevisme international, le sort de la France et des Français ne les intéresse pas »
Qui étaient-ils vraiment, ces » étrangers, comme on les nomme encore « , » ces étrangers d’ici qui choisirent le feu « , comme l’écrivit Paul Eluard, ces » vingt et trois étrangers et nos frères pourtant « , comme les immortalisa Louis Aragon ? Ces héros appartenaient aux détachements de FTP d’immigrés de la région parisienne, dont la direction avait été confiée à Manouchian par la haut commandement des Francs-tireurs et partisans français depuis deux ans. Or, les » prouesses » de cette armée dépassaient infiniment celles que le réquisitoire avait découvertes. Sauf qu’ils n’avaient jamais travaillé en » groupe de vingt-trois « . Répartis en unités de trois ou cinq combattants, selon les méthodes générales édictées par les FTP, reliés à un seul supérieur hiérarchique, selon un cloisonnement strict exigé par les règles de sécurité de l’action clandestine. Sur certains points, les Allemands disaient juste : Joseph Boczov, ingénieur chimiste et ancien volontaire des Brigades internationales en Espagne, était bien le concepteur des techniques de déraillement ou destruction par explosif d’éléments stratégiques qui délabraient les convois SS. Et Spartaco Fontano était bien communiste : mais ils l’étaient tous. Notamment Missak (Michel) Manouchian, avant-guerre secrétaire du comité de secours pour l’Arménie soviétique, rédacteur en chef du journal Zangou destiné aux immigrés de son pays. Les » juges » ignoraient que le jeune Thomas Elek avait, aussi, incendié seul et en plein jour une librairie allemande, boulevard Saint-Michel. Ils ne savaient pas non plus que Alfonso, Fontano et Marcel Rayman étaient les auteurs de l’attentat ayant pulvérisé, le 28 juillet 1943, la voiture bourrée d’officiers supérieurs du commandant du » Gross Paris « .
» Que veux-tu que je te dise, ma chérie ; il faut bien mourir un jour. Je t’ai beaucoup aimée, mais il ne faut pas pour cela oublier que ta vie continue, à toi (…). La vie sera meilleure pour vous » Léon Goldberg.
Qui étaient-ils ? Des » étrangers » qui, lorsque leur patrie avait été ravagée et meurtrie par les ennemis de la liberté et de la dignité humaine, étaient venus en France, auréolée du prestige des Lumières, de la Révolution et de la Déclaration des droits de l’homme. Un refuge. Une lucarne dans la nuit du fascisme triomphant, croyaient-ils. Dans les années trente, environ trois millions de travailleurs immigrés rejoignent la France, chassés par la misère et/ou par la répression raciale et politique. Il importe d’autant plus d’organiser leur défense, d’appeler à la solidarité, que des campagnes xénophobes se développent, accusant les étrangers d’être responsables du chômage. À son 3e Congrès, en janvier 1924, le Parti communiste français appelle à » organiser politiquement et syndicalement les masses de travailleurs de langue étrangère. Politiquement, les prolétaires immigrés doivent être organisés en groupe de langue étrangère « . Il sera précisé deux années plus tard que les immigrés s’organisent essentiellement sur leurs lieux de travail, dans les entreprises, sans distinction de nationalité, tout en participant à ces groupes de langue rassemblés en une commission centrale de main-d’œuvre étrangère (MOE) qui deviendra rapidement la célèbre MOI (Main-d’œuvre immigrée).
{{Dès le début de la guerre, ceux-ci s’engagent}} dans le combat. Sans restriction. Cent trente-deux mille se portent volontaires et des dizaines de milliers se battent dans les Ardennes, sur la Somme, sur la Loire. Parmi eux, un grand nombre ont déjà participé aux Brigades internationales en Espagne : on les retrouvera dans les premiers groupes clandestins formés par le Parti communiste. Le sang-froid de ces hommes, exceptionnel(s), recouvrait une disponibilité de cour non moins remarquable. Implacables face à l’ennemi en uniforme et non contre le peuple allemand, le récit de quelques-uns de leurs faits d’arme démontre combien ils étaient » économes » en vies humaines. Et avaient une conscience sociale affirmée. L’Espagnol Celestino Alfonso, ancien lieutenant de l’armée républicaine de son pays, déclara : » J’estime que tout ouvrier conscient doit, où qu’il soit, défendre sa classe. » Les rafles antisémites vont également faire affluer dans leurs rangs de jeunes communistes juifs déterminés, dont les familles ont été décimées ou le seront.
» Excuse-moi de ne pas t’écrire plus longuement, mais nous sommes tous tellement joyeux que cela m’est impossible quand je pense à la peine que tu ressens (…). Ton Marcel qui t’adore et qui pensera à toi à la dernière minute « Marcel Rayman ».
Au cours de l’année 1943, les actions des résistants se multiplient. Les polices allemandes, aidées par les services de Vichy, la Milice, unissent leurs efforts pour les traquer. Le président de la cour martiale, à propos du groupe Manouchian, affirma d’ailleurs : » Les services de surveillance allemands ont fait un travail admirable. C’est un grand succès d’avoir mis hors d’état de nuire un groupe particulièrement dangereux. » » Il faut dire aussi que la police française a fait preuve d’un grand dévouement « , ajouta-t-il, avant de rendre hommage à Joseph Darnand, » particulièrement résolu à combattre aux côtés des Allemands « , ainsi qu’à ses miliciens.
On le sait mieux aujourd’hui, l’arrestation des FTP-MOI de la région parisienne fut le fait, notamment, des inspecteurs des Renseignements généraux (une centaine sont sur le » coup » en permanence), fer de lance avant-guerre de la lutte anticommuniste. On comprend mieux les ressorts et la mécanique de la traque, laissant des hommes en liberté ici, pour mieux les » loger » ensuite, en arrêtant immédiatement d’autres là, pour couper des réseaux déjà identifiés, désignant les Résistants, dans les rapports, sous le nom de la rue ou de la station de métro où ils furent aperçus la première fois. Ainsi, Manouchian est » Bourg « , Epstein est » Meriel « . Boczov, lui, chef du réseau de sabotage, devient » Ivry « .
Pour la police française, ils deviennent l’un des objectifs primordiaux. De proche en proche, en s’intéressant d’abord aux organisations étrangères non armées, par un tissu de patientes filatures ensuite, enfin par le chantage et la torture, la » police » sera en mesure de mettre la main sur la quasi-totalité du réseau.
Le 16 novembre, le groupe et celui qui en a pris}} la tête, Manouchian, sont arrêtés. Sur les 35 personnes » repérées « , cinq seulement pourront s’échapper. Après Epstein, 40 résistants sont arrêtés, dont 29 seront fusillés. Chef de tous les FTP de la région, Joseph Epstein, le célèbre » colonel Gilles « , sera torturé et ne livrera à ses bourreaux pas même son nom ! .
» Jusqu’au dernier moment, je me conduirai… comme il convient à un ouvrier juif. Je vais mourir, mais ne m’oublie jamais et, quand tu en auras la possibilité, si quelqu’un de ma famille vit encore, raconte-lui » Szlomo Grzywacz.
Ils furent dix visages montrés sur une affiche… Puis, comme s’il voulait contrer un antisémitisme stalinien d’après-guerre qui, parfois, pesa sur la reconnaissance du rôle de la FTP-MOI, Aragon mit des mots sur ces visages, pour l’éternité… Puis cette poésie devint chanson… Mais en 1985, une sinistre polémique visait à démontrer que le réseau fut livré par le Parti communiste lui-même, » sacrifiant des troupes devenues encombrantes « . Ignoble tentative, qu’on croyait enterrée. Erreur. Cette semaine, sur Arte, sans débat ni information préalable aux téléspectateurs, le documentaire Des terroristes à la retraite, certes dans une version raccourcie de 12 minutes, a été rediffusé. Il comporte des témoignages émouvants et précieux de résistants survivants, immigrés et juifs, mais il se livre, une nouvelle fois, à une manipulation historique. On connaît la thèse : Philippe Ganier Raymond et l’historien Stéphane Courtois avancent l’idée selon laquelle la direction clandestine du Parti communiste aurait abandonné, voire sacrifié les 23. Voilà l' » hommage » de la télévision aux soixantième anniversaire d’un engagement jusqu’au sang versé, pour la liberté de la France !.
Interrogé par le regretté Philippe Rochette, dans Libération du 21 février 1994, Denis Peschanski analysait : » Je vois quelques raisons au démantèlement. D’abord, les énormes moyens déployés par la police française. Il y a ensuite l’imprudence de jeunes gens : le fait par exemple de déjeuner tous les jours au même endroit, qui permet, après l’échec d’une filature, de retrouver les gens le lendemain à midi. Puis le fait d’avoir fait parler un responsable va permettre de mettre des noms sur un organigramme déjà largement reconstitué. Les FTP-MOI étaient des militants conscients, qui auraient pu se mettre au vert s’ils l’avaient désiré. » Car au printemps 1944, effectivement, d’autres réseaux tombent en France, à Nantes, à Bordeaux. Partout la Milice, qui sent la guerre » tourner » sur le front de l’Est et s’attend au débarquement, flingue à tout va. Des fusillés parmi d’autres, dont plus de 1 000 au Mont-Valérien, auxquels le plasticien Pascal Convert a rendu leurs noms sur une ouvre, une cloche de bronze, exposée dans la clairière, comme le souhaitait Robert Badinter. L’artiste en a tiré un documentaire, Mont-Valérien, aux noms des fusillés, diffusé sur la chaîne Histoire mais que certains ont voulu faire déprogrammer. Ce film est une merveille. Et on ne le montre pas sur une chaîne hertzienne…
» Je t’écris une première et dernière lettre qui n’est pas très gaie : je t’annonce ma condamnation à mort et mon exécution pour cet après-midi à 15 heures, avec plusieurs de mes camarades (…). Je meurs courageusement et en patriote pour mon pays (…). Je te souhaite d’être heureuse, car tu le mérites ; choisis un homme bon, honnête et qui saura te rendre heureuse (…). Vive la France ! » Roger Rouxelle (*).
Février 1944. Face à la mort, par-delà le néant et le temps, le groupe Manouchian tombe mais sa signature, dans le sang, scelle une invulnérable idée de la France. L’Affiche rouge nazie tente de semer la division en appelant au racisme et à la xénophobie. L’inverse se produit. Des inscriptions anonymes fleurissent : » Morts pour la France « . Leur massacre n’arrête pas les combats. Des compagnies poursuivent leur activité en région parisienne et plusieurs milliers de combattants seront sur les barricades du mois d’août, poursuivant jusqu’à la Libération l’ouvre entreprise par les martyrs du Mont-Valérien – et de partout. »
Jean-Emmanuel Ducoin.




